A l'Etoile de l'Afrique, la grande gargote populaire du centre d'Abéché, c'est l'heure du déjeuner. Mahamat, le serveur, part chercher du Cristal, l'eau minérale locale, «à côté».
Trente minutes plus tard, le voilà qui revient... bredouille: «Dans toute la ville, il n'y a plus aucune bouteille d'eau aujourd'hui.» La cause? «Les nassaras. Ils ont acheté tous les stocks qui
étaient sur le marché», dit le garçon. Les «nassaras», ou «nazaréens», sont les humanitaires blancs qui ont installé leurs quartiers généraux dans la ville depuis l'afflux massif des réfugiés
fuyant les atrocités de la guerre civile dans la province soudanaise voisine du Darfour.
Pénuries récurrentes
Selon Mahamat Salah Khayyar, le secrétaire général de la région d'Abéché, ils seraient des milliers travaillant pour une centaine d'agences
onusiennes et d'organisations non gouvernementales (ONG). «Depuis qu'ils sont là, il y a tout le temps des pénuries. Dès qu'ils ont besoin d'un produit, ils raflent tout», accuse El Hadj Abdel
Kader, un chauffeur de taxi. Au volant d'une Peugeot 504 sans âge, il dit que «même les allumettes manquent parfois sur le marché, à cause d'eux».
A Abéché, il n'y a pas que les pénuries que les habitants reprochent aux humanitaires. Leur arrivée dans la région serait aussi la cause d'une effrayante flambée des prix, au point que la ville
est aujourd'hui la plus chère du Tchad, un pays enclavé et instable, où les tarifs sont déjà plus élevés qu'ailleurs.
«Les étrangers ne négocient presque jamais. Ils sont trop pressés, alors ils paient tout ce qu'on leur demande, témoigne Jamal Eddine Moussa, un homme d'affaires de la région, habitué à fournir
les ONG. Là où le Tchadien moyen payait son poulet de 500 à 1000 francs CFA, eux proposent entre 3000 et 5000 francs. Une voiture 4X4 qui se négociait autour de 2000 francs la journée, eux la
prennent à 100000 et parfois 150000. Une maison qui se louait à 200000 francs, les nassaras la paient jusqu'à 2 millions. Et quand ils paient, c'est toujours plusieurs mois à l'avance.»
Le commerçant est l'un des bénéficiaires de cette présence étrangère au Tchad, mais il dit lui-même en subir des effets négatifs. «Cette année, par exemple, les prix sont tellement montés, que
j'envisage de transférer ma famille dans notre village d'origine, où les produits de base sont encore abordables.»
Le comportement attribué à certains humanitaires blancs suscite également des critiques. «Ils sont très arrogants», confie une haute autorité tchadienne. «Il faut les voir débarquer le soir dans
les bars ou restaurants, notamment à N'Djamena, avec leurs gros 4X4 et leurs liasses de billets. Ils se garent n'importe comment et se comportent avec les Tchadiens comme du temps de la
colonisation», s'énerve un cadre africain d'une ONG britannique. «Ils ne respectent même pas nos traditions. Ici, les plus âgés ont droit à tous les égards. Combien de fois, on a vu de jeunes
Blancs parler à nos vieux comme à des gamins?» se révolte Farouk, ancien employé d'une organisation européenne.
«Centaines de milliers de vies sauvées»
Quant à la distribution des vivres et des aides, elle serait souvent si mal organisée qu'elle suscite aussi des tensions. Installé dans ses bureaux du quartier résidentiel de N'Djamena, Serge
Mallé, le patron du HCR, (Haut Commissariat aux réfugiés des Nations unies), l'un des plus gros intervenants humanitaires de la zone, admet qu'il y a «sans doute des choses à corriger». Mais pour
lui, l'essentiel, ce sont «les centaines de milliers de vies sauvées. Le reste relève des effets secondaires».
Lemine Ould M. Salem, Abéché
Jeudi 17 juillet 2008