L'événement | La religieuse franco-belge s’est éteinte hier dans le sud de la France quelques jours avant son 100e anniversaire. Elle a voué sa vie à la défense des pauvres et des exclus. Après avoir enseigné dans plusieurs pays méditerranéens, elle s’était, à 63 ans, installée en Egypte auprès des chiffonniers du Caire qu’elle a aidé à sortir de la misère.
ÉTIENNE DUMONT | 21.10.2008 | 00:00
La dernière ligne droite reste la plus dure. Sœur Emmanuelle s’est éteinte en dormant dans sa maison de retraite de Callian, à quelques jours de ses 100 ans. Vive, drôle, incisive, elle semblait
pourtant bien partie pour le siècle. Son livre d’entretiens J’ai 100 ans et je voudrais vous dire… caracole en tête des ventes chez Plon, alors que Flammarion annonce déjà le suivant, les
Confessions d’une religieuse.
Rien ne prédisposait Madeleine Ciquin à devenir une nonne pragmatique, puis médiatique. L’adolescente frivole, qui avait perdu très jeune son père, noyé sous ses yeux, aurait pu rester l’héritière d’une usine de dentelles à Calais. «Mais il y avait un trou que je ne parvenais pas à combler.»
La jeune Franco-Belge ne manque cependant jamais la première messe du matin. Le couvent l’attire bientôt. Notre-Dame de Sion. «Et cette vie, je l’ai choisie contre tout le monde.»
Devenue en religion Sœur Emmanuelle, la novice garde son caractère. «La vie en communauté n’est pas facile chaque jour, mais c’est normal. Moi, je n’ai pas toujours été aimée. Appréciée. J’agace beaucoup, vous savez. Je me rebelle.»
Il s’agit pourtant d’un signe de force. Après avoir prononcé ses vœux, la religieuse partira ainsi enseigner à Istanbul. Au Caire. Elle sait que les fillettes, musulmanes, ne sont que confiées. Le prosélytisme reste interdit. Mais il faut de l’action à cette battante. «N’oubliez pas que jusqu’au concile Vatican II, il n’était pas facile pour une religieuse de sortir du couvent. J’ai sauté sur l’occasion.»
La jeune femme fait ainsi connaissance de cet Orient qu’elle quittera, sur ordre, à 85 ans. Elle blanchira ainsi sous le harnais jusqu’à l’âge de la retraite, «si l’on peut parler de retraite pour une nonne». Elle ose alors demander en 1971 l’impensable, qui se verra accordé. «C’est tout simple. Je suis partie au bidonville.»
Avec une foi qui renverse les montagnes («je regarde toujours le verre à demi-plein»), Sœur Emmanuelle progresse en acceptant les idées de chacun. «J’ai toujours essayé de respecter tous les croyants. Les athées aussi. L’homme est libre.» C’est ainsi que cette indomptable fait l’unanimité. «Jusqu’à sa venue, nul ne se souciait des chiffonniers du Caire», explique la coordinatrice de l’Association Sœur Emmanuelle Zeïna Zarif. «Ils demeuraient marginalisés. Personne ne les regardait.»
Pour eux, Sœur Emmanuelle, qui se dit «vindicative», «coléreuse» et «un peu féministe» donne sans peur de la voix. Il faut de l’aide aux pays pauvres et aux sans-logis. Tant pis si elle dérange!
Médicaments et argent sont nécessaires. Pilule anticonceptionnelle comprise. La rigidité du Vatican choquait à ce propos la femme de terrain.
Moments de doute
L’Europe découvre peu à peu cette petite ambassadrice au parler simple. «Je ne suis pas une intellectuelle.» Comme Dolto, dans un autre genre, elle sait émouvoir et convaincre. Ses formules
optimistes font mouche. «Dieu nous a créés pour le bonheur. Il faudrait péter de joie.»
Sœur Emmanuelle avait mal pris de devoir quitter l’Egypte à 85 ans, en 1993, même si les SDF de France requerront bientôt son attention. Une association prendra pourtant le relais dans plusieurs
pays du tiers-monde.
La vieille dame, un brin indigne, qui avoue avoir «été amoureuse» et «connu des moments de doute», craignait de souffrir avant de mourir. Ce ne fut pas le cas. Celle qui se voyait mal en sainte de vitrail a ainsi pu «partir comme une fusée». C’était là son dernier souhait.
«Elle faisait partie de ces gens qui ne nous laissent pas dormir tranquilles»
«Sœur Emmanuelle était une femme passionnante, une religieuse engagée, qui allait au bout de ses convictions. Avec sa disparition, on perd de nouveau une grande voix de l’humanitaire», témoigne Georges Chevieux, directeur d’Emmaüs Genève. «Je l’ai rencontrée pour la première fois au Caire, en compagnie de l’abbé Pierre. Elle était incroyable, quand elle commençait à parler, on ne l’arrêtait plus. Même l’abbé Pierre, avec qui Sœur Emmanuelle était très amie, n’arrivait pas à en placer une!», se souvient-il d’un air amusé.
«Ce n’était pas une théoricienne, c’était une femme de terrain, une religieuse peu conventionnelle, au franc-parler extraordinaire. Quand elle parlait de pauvreté et de partage, elle savait de quoi elle parlait», explique-t-il, admiratif. Et de poursuivre, «elle était très directe et s’adressait à tout le monde de la même manière. Chiffonnier ou président de la République, le tutoiement était de rigueur.»
Le directeur d’Emmaüs la décrit encore comme «une femme brûlante», à côté de qui «on ne pouvait pas rester indifférent», «même si on en prenait parfois plein la figure!», précise-t-il.
Pour Georges Chevieux, Sœur Emmanuelle et l’abbé Pierre ont profondément marqué la chrétienté, «ce sont de beaux exemples de la mise en application des Evangiles». «Sœur Emmanuelle faisait partie de ces gens qui ne nous laissent pas dormir tranquilles. Elle va nous manquer», conclut-il.
La «chiffonnière» du Caire
A l’âge où le commun des mortels s’apprête à prendre un repos bien mérité, Sœur Emmanuelle a un autre projet en tête: aller vivre parmi les pauvres. C’est en 1971, à 62 ans, qu’elle obtient enfin le feu vert de sa congrégation pour accomplir son vœu le plus cher. La religieuse franco-belge prend alors la direction de l’Egypte et s’installe dans une cabane du bidonville d’Ezbet El-Nakhl où survivent les chiffonniers du Caire.
«J’avais atteint mon but»«Quelle joie j’ai ressenti quand je me suis enfin retrouvée au bidonville!» écrit-elle. «Tous les bidonvilles du monde sont des concentrés de misère. Mais au Caire, chez les chiffonniers, c’était pis, puisqu’ils ramenaient de la ville des montagnes d’ordures, fumantes, puantes. Ma cabane donnait sur une cour où mon voisin, Habib, élevait des cochons. Dès la première nuit, les rats m’ont réveillée. Ce qui m’a étonnée, ce fut de me retrouver ainsi, la soixantaine passée, dans un monde que j’avais ignoré, dont je ne parlais pas très bien la langue, plongée dans cette misère matérielle, et d’éprouver malgré tout un sentiment de joie comme je n’en avais jamais connu. J’avais atteint mon but.»
Sœur Emmanuelle s’occupe de tout le monde, mais surtout des enfants, «parce qu’ils sont l’avenir», dit-elle après huit ans passés au milieu des immondices. Sa priorité? L’éducation. «Un enfant
qui va à l’école est un enfant qui est sauvé des ordures, des mouches, des rats, des microbes, de toutes les saletés qui se trouvent ici», explique-t-elle dans un documentaire de l’Institut
national de l’audiovisuel (INA) en 1978.
En 1980, elle fonde l’association Asmae-association Sœur Emmanuelle, qui aide des milliers d’enfants dans le monde, de l’Egypte au Soudan, du Liban aux Philippines, de l’Inde au Burkina Faso.
Mais c’est avec ses frères chiffonniers que la religieuse souhaite finir ses jours. «Je vis comme eux, je mange comme eux, je dors comme eux. Et ensemble, nous essayons d’améliorer leur situation misérable. Je resterai ici jusqu’à la mort, Inch’Allah, que cela plaise à Dieu. Je veux mourir comme eux, avec eux», déclare-t-elle en 1984, neuf ans avant son retour en France. Elle fait part de sa volonté à sa supérieure, mais son vœu n’est pas exaucé.
A 85 ans, après plus de vingt ans d’existence partagée avec les chiffonniers du Caire, elle quitte l’Egypte, sur ordre de sa hiérarchie. Son combat pour les plus démunis continuera en France, jusqu’à sa mort. Yannick Van der Schueren
Un siècle de lutte et d’engagement
16 novembre 1908 Naissance à Bruxelles dans une famille franco-belge.
1929 Entrée chez les religieuses de Notre-Dame de Sion.
1971 Départ pour l’Egypte où elle partage la vie des chiffonniers du Caire.
1980 Fonde l’association Asmae-association Sœur Emmanuelle.
1993 Quitte l’Egypte à la demande de ses supérieurs et rejoint sa communauté en France.
Janvier 2002 Promue au grade de commandeur de la Légion d’honneur.
2005 Devient grand officier dans l’Ordre de la couronne en Belgique.
20 octobre 2008 Meurt à 99 ans dans une maison de retraite de Callian, dans le département du Var.
YVDS