Voici le début d'un texte inachevé commencé avant 1990 : 1 LE RETOUR AU TCHAD
La Toyota brinquebalante franchit la dernière crête.
Devant nous, la piste se faufile entre les rochers ocres. En bas, la verdure qui enchâsse Goz Beïda vibre au soleil, dans la plaine de sable blanc. De retour au Ouaddaï depuis trois jours, j'ai
souvent les yeux humides. Je suis bien content que le bruit de la voiture me dispense de parler. Adoum, mon chauffeur fixe la piste caillouteuse avec ostentation. Je me sens définitivement collé
à ce pays. S'il veut ma peau, je la lui donnerai, sans regret. ... Adoum accélère sur la piste où les gros cailloux sont moins nombreux.
Pourquoi mon nom, après vingt- cinq ans, est-il réapparu ? Comment a- t-on pu demander à un agent immobilier de cinquante ans, s'il voulait être "commandant de
cercle", sous- préfet de Goz Beïda, plus officiellement "Conseiller Administratif Provisoire de sous- préfecture" (CAPSP) "Casspip" comme disent les Tchadiens ?
Je n'en sais rien, je n'ai pas eu le temps de me poser la question, et je m'en fous. Tout c'est passé très vite. Le téléphone, le matin du mardi 26 décembre
1996 : "Monsieur Bourrac ? ... Pierre Bourrac ? ... Ici Jacques (incompréhensible), attaché d'administration au Ministère de la Coopération. Nous voudrions savoir si vous
accepteriez le poste d'administrateur provisoire de (hésitation) Goz Beïda, j'épelle. - Inutile, merci... (5 secondes de stupeur, pas d'hésitation)... oui. - Nous ne vous
demandons pas une réponse définitive, nous organisons une réunion d'information pour tous les volontaires de ce niveau le jeudi 5 janvier au Ministère. Vous recevrez une convocation. Vous voudrez
bien conserver vos justificatifs de déplacement. La réunion durera la journée. Si vous vous décidez à l'issue de cette réunion, la mise en place sera très rapide, au plus trente jours. -
J'y serai, d'accord, à quelle heure ? - Neuf heures - A quelle adresse ? - Au Ministère, 20 rue Monsieur. - Bien, merci, au revoir
Monsieur.
Mon pouls était à 160, mon taux d'adrénaline devait crever tous les plafonds ! J'allai immédiatement voir Christiane, ma femme : "Je suis nommé sous-
préfet de Goz Beïda ! - J'ai pas que ça à faire, à écouter tes idioties. - Je ne rigole pas, je vais à Paris le 5, je viens de recevoir un coup de téléphone du Ministère de
la Coopération. - Qu'est- ce t'as dit ? - Ben,... oui - Tu pars quand ? - Dans un mois, si ça marche toujours ! ...
Le reste de la journée, les enfants exigèrent de moi des descriptions fiévreuses et répétées de Goz Beïda : - "Goz" signifie plaine de sable, Beïda
vient d'"abiad", blanc, Goz Beïda, c'est un gros village marron, avec plein d'arbres verts (l'eau n'est pas loin de la surface du sol) dans une grande plaine de sable blanc, le tout est fermé sur
trois cotés par les montagnes. Dans les montagnes, il y a des lions. Dans la ville, il y a un sultan, c'est- à- dire un roi qui est aussi chef religieux, comme le roi du Maroc ou... la reine
d'Angleterre...". Nous imaginions nos bagages et notre départ, moi : "...il me faut une selle, elles sont trop mauvaises là- bas... ”, ma femme : "...moi je n’irai pas, je n’aime pas
les moustiques, je ne supporte pas la chaleur...", mes deux plus jeunes enfants : "...on s'en fout, nous on veut y aller, tout de suite,... on aura des fusils ? On pourra chasser ?
... on sera au CNED...", je téléphonai aux "tchadiens" (anciens du Tchad), dont le Général de T. qui ne voulut pas me dire s'il était pour quelque chose dans ma désignation (j'en
conclus que oui).
Les jours qui suivirent, j'affichai dans mon bureau, mes cartes du Ouaddaï au 1/200.000è.et au millionième, j'épluchai les vieux "Monde". Je téléphonai aux amis.
Certains m'encourageaient, sachant bien que je n'écouterais rien d'autre. Quelques-uns se sentaient trompés, manifestaient une certaine jalousie devant cette passion qu'ils croyaient éteinte. La
plupart craignaient pour mon avenir et ma famille, mais se taisaient prudemment. Je n'essayai pas de travailler, c'était inutile. Je dormais encore plus mal que d'habitude. J'étais redevenu un
gamin survolté, l'ambiance à la maison était électrique.
La journée à Paris fut assez décevante. Beaucoup d'intervenants s'étalaient en exposés sur une situation que nous connaissions tous par les journaux. En fin
d'après- midi, arriva un jeune énarque coupant et précis comme un général israélien. Il nous fournit en une heure tous les détails opérationnels qu'il détenait. Nous notions sans lever les yeux,
puis il fut bombardé de questions... L'heure des trains et des avions arriva. Chacun, jeune ou moins jeune, quitta l'amphi à regret, alors que notre énarque répondait encore. Il nous réconciliait
avec l'Administration française, nous partirions confiants.
Ma décision prise dès le premier jour, il fallait l'appliquer. Les deux semaines qui suivirent furent assez tourbillonnantes : Il fallait penser à tout,
vaccins, pharmacie à emporter, bagages, etc. Je confiai la gestion de mon cabinet à mon adjoint en qui j'avais toute confiance, j'écrivis à mes clients personnels pour leur expliquer. Mes enfants
réussirent de justesse à convaincre leur mère. Ce fut le plus difficile ! Elle me rejoindrait avec eux dès que mes conditions de confort seraient bien établies et acceptables, si possible
largement avant la saison des pluies, pour s'acclimater. Notre maison, très isolée, ne pouvait rester vide ; mais nous ne pouvions la louer en permanence, elle était toute pleine de nos affaires
et nous souhaitions la retrouver pour les vacances... Christiane a beaucoup de choses à faire, avant de suivre la même piste !
Dans cinq minutes je serai à Goz Beïda, la "ville" de mon ancien ami, sultan des Dadjo, Ahmat al Salah, mort en 85.Son fils Mahamat bin Ahmat al Salah est
aujourd'hui le sultan. C'est lui que je vais rencontrer dans quelques minutes. C'est lui qui est à l'origine de mon retour, de la "recolonisation", ou la "révolution coloniale". Les Tchadiens
disent "le retour des Nasâra" (nazaréens : chrétiens, par extension, européens). Depuis presque deux ans, Le Tchad semble vouloir revivre son histoire, en accéléré et en marche
arrière !