
Nous victimes, qui avons survécu au régime Habré, sommes profondément choquées et tenons, au nom de notre dignité et par respect pour les familles des milliers de
victimes, à répondre aux propos injurieux et insensés de M. Sankharé. Commençons par rétablir les faits historiques. Pendant les huit années de son règne, de 1982 à 1990, les Etats-Unis et la
France ont soutenu Habré, dans le but de «donner un bon coup sur le nez de Kadhafi», selon Alexander Haig, alors Secrétaire d’Etat américain. Sous la présidence de Ronald Reagan, les Etats-Unis
apportèrent en secret, et par le biais de la Cia, un important soutien paramilitaire à Habré, afin qu’il puisse se maintenir au pouvoir dans son pays. Quant à la France, elle a également soutenu
Habré en lui procurant armes, soutien logistique et renseignements, et en lançant les opérations militaires «Manta» (1983) et «Epervier» (1986) et ce malgré l’enlèvement, par Habré et ses
hommes, de l’anthropologue française Françoise Claustre en 1974 et le meurtre du Capitaine Galopin venu négocier la libération de sa compatriote en 1975.
Contrairement à ce que M. Sankharé prétend, c’est non pas par soif de vengeance que les Etats français et américain, longtemps hésitants, apportent maintenant leur
soutien à la tenue du procès de Hissène Habré. Au contraire, les nouvelles administrations de ces pays veulent aujourd’hui participer à la justice pour essayer, tant que faire se peut, de réparer
les erreurs commises par le passé. Et nous ne voyons pas de mal à cela. Notons également que personne ne «s’acharne» contre Habré. Les victimes veulent simplement que la Justice se prononce enfin
sur les crimes qui ont été commis durant son régime et que les responsabilités soient établies, afin que justement les plaies puissent cicatriser, pour reprendre l’image utilisée par Oumar
Sankharé. A la lecture de l’article de M. Sankharé, il apparaît de toute évidence, qu’il n’a jamais rencontré les victimes de Hissène Habré, car ses propos reviennent à nier le calvaire que nous
avons vécu.
Je suis Sénégalais, je vis à Dakar et j’invite M. Sankharé à venir me rencontrer, car j’ai moi-même été victime de la barbarie du régime de Hissène Habré. De
passage à Ndjamena en 1987 dans le cadre d’un voyage d’affaires, j’ai été enlevé par des hommes de la police politique de Hissène Habré, la Direction de la documentation et de la sécurité (Dds).
Ils ont volé les bijoux que je transportais, puis m’ont jeté dans un cachot surpeuplé, sans aucune raison. J’y suis resté dix mois dans des conditions inhumaines et je ne dois mon salut qu’à
l’intervention du khalife général des mourides et à notre Président Abdou Diouf, qui est personnellement intervenu auprès de Habré pour exiger ma libération et celle de Demba Gaye, un collègue
sénégalais qui m’accompagnait. Hélas, mon ami Demba est mort en prison, victime des mauvais traitements qu’on lui a infligés. Si M. Sankharé ne me croit pas, les archives de la Dds qui ont été
retrouvées contiennent l’acte de décès de Demba, ainsi que des documents constatant notre arrestation et ma libération.
Ces archives révèlent aussi le contrôle total qu’exerçait Habré sur la Dds ainsi que l’identité de 1 208 personnes décédées en détention comme Demba et de 12 321
personnes maltraitées et torturées comme moi. C’est pendant mon séjour dans les prisons de la Dds à N’Djaména que j’ai rencontré des prisonniers dont Clément Abaifouta, l’actuel président de
l’Association des victimes des crimes et répressions politiques au Tchad (Avcrp). Pendant ses quatre années de détention, Clément a été utilisé comme esclave fossoyeur. Il a dû enterrer des
centaines de victimes dont Demba Gaye. Compagnons de cellule pendant plusieurs mois, notre solidarité nous a permis de survivre. Notre lutte contre l’impunité de Habré remonte à 1990, lorsque
Habré s’enfuit avec les caisses de l’Etat -des dizaines de millions de dollars selon une commission d’enquête officielle- après avoir semé la terreur et la désolation au Tchad. La tenue de ce
procès est indispensable pour nous victimes, sénégalaises et tchadiennes, afin que justice nous soit rendue et que la lumière soit faite sur la responsabilité de chacun.
Nous devons veiller à ce que notre noble coutume de la Teranga ne soit pas souillée en ménageant un homme qui est accusé d’avoir torturé et massacré des milliers de
personnes. La Teranga nous impose des responsabilités morales. Le refuge que nous avons accordé à Hissène Habré ne doit pas lui offrir l’impunité mais la garantie d’un procès juste et équitable.
Mais M. Sankharé n’est pas non plus d’accord avec cela, il soutient que le procès de Hissène Habré ne concerne pas le Sénégal. Non seulement, il y a eu des victimes sénégalaises comme Demba et
moi, mais en plus le combat contre l’impunité nous concerne tous. Nos dirigeants doivent répondre de leurs actes où qu’ils soient dans le monde.
C’est d’ailleurs dans cet esprit que l’Union africaine a, le 2 juillet 2006 lors du sommet de Banjul, donné mandat au Sénégal de faire juger Habré «au nom de l’Afrique» ; ce que le Président Wade a accepté, et c’est tout à son honneur ! On est par ailleurs en droit de se demander pourquoi M. Sankharé critique d’une part la Justice sénégalaise et d’autre part la Justice internationale. Finalement n’est-il pas purement et simplement contre toute forme de justice ?
Dans son article, M. Sankharé s’en prend à la Justice internationale qui, selon lui, vise uniquement les dirigeants africains. S’il est vrai qu’il existe
effectivement deux poids, deux mesures, dès lors que les dirigeants des grandes puissances semblent trop souvent à l’abri de toutes poursuites, il faut néanmoins garder le sens des réalités.
L’Afrique n’est certainement pas le seul continent au monde où les leaders ayant commis des crimes de droit humanitaire ont dû répondre de leurs actes. En réalité, c’est en Europe que le système
dit de justice pénale internationale a vu le jour avec le procès de Nuremberg qui a mis les dirigeants nazis devant leurs res-ponsabilités et ce, juste après la fin de la guerre. L’Amérique
latine a également pris ses responsabilités en s’engageant dans la lutte contre l’impunité. Ainsi, par exemple, en Argentine, en Uruguay et au Pérou, des tribunaux nationaux jugent en ce moment
leurs anciens dirigeants.
Plutôt que de critiquer l’intervention du Sénégal, M. Sankharé devrait se réjouir du fait que le Sénégal a aujourd’hui devant lui une responsabilité historique : prouver que la justice africaine peut juger un dirigeant africain pour des crimes commis en Afrique contre des Africains, ce qui permettrait précisément à l’Afrique de s’affranchir de la tutelle internationale en la matière. En définitive, on peut se poser la question de savoir pourquoi M. Sankharé dépense tant d’énergie à écrire des articles pour essayer de nous dissuader de demander le procès de Hissène Habré ? Si Habré est innocent, de quoi a-t-il donc peur ? Pourquoi veut-il à tout prix éviter de se présenter devant un juge sénégalais ?
Abdourahmane GUEYE - Victime sénégalaise