Zouhir Latif, correspondant de la chaîne France 24 et du journal Al Hayat, est le deuxième journaliste à être expulsé du Soudan en un mois, après l’Egypto-canadienne Heba Aly. Rencontre à Genève
avant la pubiication du mandat d’arrêt contre Omar Al Bashir. Propos recueillis par Isolda Agazzi/InfoSud/Tribune des droits humains - Zouhir Latif - journaliste tunisien réfugié en Grande
Bretagne - couvrait le conflit du Darfour depuis deux ans. Il vivait à Khartoum, où il avait aussi été consultant pour le Programme alimentaire mondiale(PAM). Le 27 février, il a été arrêté pour « avoir dépassé son mandat », mais grâce à la pression d’ONG de défense des droits de
l’homme, de la France et de la Grande Bretagne, il a été libéré après 48 heures et expulsé du Soudan. Lundi il était de passage à Genève, avant de s’envoler pour La Haye, où la Cour pénale internationale (CPI) s’apprêtait à délivrer le mandat d’arrêt contre le président Al Bashir.
Zouhir Latif dénonce la propagande pro-arabe du régime soudanais et affirme que celui-ci soutient les rebelles tchadiens. Il craint que les films qu’on lui a confisqués soient utilisés contre les
témoins et les victimes civiles du Darfour.
Qu’est-ce qui vous a poussé à aller au Darfour ?
L’absence presque totale de couverture du conflit par les médias et les ONG arabes. J’ai voulu voir de mes propres yeux si les médias occidentaux exagèrent, comme on le dit souvent.
Et alors, ils exagèrent ?
Non, j’ai trouvé une réalité affreuse ! Mais j’ai aussi constaté que la plupart des médias occidentaux ne travaillent que par un angle : ils viennent du Tchad et filment les camps de déplacés. Or, au Darfour il y a aussi la vie : les gens se marient, font la fête, jouent au foot, vont au marché.
Comment avez-vous obtenu l’autorisation de vous rendre au Darfour, refusée à la plupart des journalistes ?
Au début, les autorités soudanaises voyaient d’un bon œil la présence d’un journaliste arabe, convaincues que le monde entier est contre elles et les musulmans - même si le conflit du Darfour est intra-musulman et intra-sunnite. Ils me prenaient pour un « cousin ». C’est difficile d’obtenir une permission pour le Darfour : il faut l’autorisation du Ministère de l’information, des militaires et des services de renseignement – quatre tampons en tout. Et une fois sur place, on recommence la même procédure dans toutes les villes. Pour un visa de quinze jours, on en perd quatre dans les formalités administratives. De surcroît, on ne peut se déplacer qu’avec un guide et on n’a pas le droit de sortir des trois grandes villes. Mais ce n’est pas là qu’il y a les principaux problèmes et petit à petit, au fil de mes articles, j’ai commencé à gêner.
Pourquoi ?
J’ai réussi à entrer en contact avec presque tous les rebelles, soudanais et tchadiens. J’ai montré qu’une bonne partie des rebelles tchadiens se trouvent sur le territoire soudanais et qu’ils sont soutenus par Khartoum, qui a toujours nié. Mahtmat Nouri, l’ex-ministre de la défense tchadien, et Timan Erdimi, le président de la coalition d’opposition tchadienne, ont confirmé devant ma caméra qu’ils sont financés par le Soudan. J’ai aussi montré que tous les Soudanais arabes ne soutiennent pas le régime de Khartoum. C’est pourtant ce qu’il prétend, en essayant de convaincre la communauté arabe, majoritaire au Darfour, que les Bleus (les Africains) et la communauté internationale sont contre les « Arabes ». Par mon travail au PAM, j’ai prouvé aux « Arabes » qu’il n’en est rien. Le gouvernement soudanais a alors déclaré que j’avais dépassé mon rôle de journaliste. Oui, je suis journaliste, mais aussi militant des droits de l’homme. J’ai aussi filmé beaucoup de massacres. J’étais le seul journaliste présent lors de l’attaque de Mouhajiriya, en février [combats entre l’armée gouvernementale et les rebelles du JEM ont eu lieu pendant trois semaines dans la ville de Mouhajiriya, dont l’armée affirme avoir repris le contrôle début février]. J’ai montré que les bombardements de l’aviation militaire soudanaise ne ciblaient pas seulement les rebelles, mais aussi les civils.
Que faut-il pour faire la paix au Darfour ?
Inclure la société civile et les mouvements de paix. Ils sont complètement ignorés, alors que d’illustres militants sont contre ce qui se passe au Darfour. Car ce conflit, ce n’est pas un problème entre tribus arabes et africaines, comme le gouvernement le présente, mais le délire d’un régime dictatorial Le problème est que la communauté internationale ne parle qu’avec les plus forts militairement. On cherche la paix avec des criminels - le JEM, le SLA et les autres mouvements rebelles sont responsables de plusieurs crimes, tout comme le gouvernement. La communauté internationale voit les problèmes du Tchad, du Darfour et de la Centrafrique de façon isolée. Pourtant, plus d’1,5 million de personnes ont la double nationalité tchadienne et soudanaise. Il ne peut y avoir de paix au Darfour sans une paix réelle au Tchad. Mais même la mission de l’ONU au Tchad n’est pas en contact avec les Tchadiens au Soudan et vice versa.
Que va-t-il se passer maintenant ?
Il sera intéressant [après la publication du mandat d’arrêt contre le président Al-Bashir] de voir ce que vont faire les pays qui ont ratifié les statuts de la Cour et qui ont une ambassade au Soudan. Vont-ils encore reconnaître le régime de Khartoum ? Le parti gouvernemental va organiser des manifestations pendant quelques jours, mais sans plus. Par contre, le régime risque de trouver des excuses pour mettre à la porte certaines ONG internationales. Sur le plan politique, avec la crise financière, Khartoum ne peut plus tenir ses engagements avec les tribus des Janjaweed, qui ont commencé à se révolter. Le baril de pétrole est à 38 dollars aujourd’hui, alors qu’il était à 140 il y a encore six mois. Quant à moi, je vais retourner au Darfour par mes propres moyens. J’y suis déjà entré plus de dix fois avec une carte de séjour et j’ai été renvoyé. Cette fois, je vais y aller sans.
Source: http://www.france24.com/